Dans l’histoire de la peinture, de la Renaissance à l’Impressionnisme, la lumière est un thème central. Peindre des objets et des formes éclairés est la tâche essentielle du peintre. On dit souvent « peindre la lumière » en oubliant que la lumière en soi est invisible. Ce que nous percevons et représentons, ce sont des objets et des formes éclairés par une source lumineuse naturelle ou artificielle, ce sont la lumière et l’ombre, ensemble, qui rendent visible un objet.
Paul Klee fait de la lumière – le clair-obscur – un moyen et non un objectif à atteindre. « Peindre » la lumière n’est pas rechercher une représentation (une « description ») de la lumière naturelle. Pour lui la lumière est un moyen formel , une échelle entre le blanc et le noir, mis à la disposition de l’artiste. Le renversement, de la lumière comme but à la lumière comme moyen, est significatif. Le domaine graphique relève par nature du visuel. Et on ne peut voir les objets (ceux de la nature, et ceux du tableau) que s’ils sont éclairés. La lumière ,plus exactement l’éclairage par la lumière – le clair-obscur- devient dès lors un moyen nécessaire à la représentation des objets.
Klee distingue conceptuellement l’ordre naturel et l’ordre artificiel (PC, p.8 et ss).
Cet ordre artificiel est un système conventionnel de représentation du monde,que l’on peut comparer à un système de projection (ex: la carte projettant le territoire).
Dans l’ordre naturel, le crescendo (ou le diminuendo) naturel de la lumière est indécomposable. Il existe un nombre infini de nuances délicates entre le blanc et le noir, entre la fusion naturelle des tonalités claires et obscures. Dans l’éclairage naturel il est difficile de distinguer le blanc et le noir étroitement liés l’un à l’autre, en constante interpénétration. Le passage entre le blanc et le noir dans l’ordre naturel est sans structure, donc n’est pas représentable.
L’ordre artificiel est, lui, une structure analytique destinée à mesurer le clair et le foncé sur la base d’une échelle graduée utilisant des proportions de mélanges mesurables. L’ordre artificiel est appauvri car il ne peut représenter toutes les nuances infinies de l’ordre naturel. Par contre il peut être représentable et décrit par la décomposition du mouvement clair / obscur à l’aide de transitions mesurables d’un pôle à l’autre. Les différents degrés entre le blanc et le noir sont perçus selon l’importance relative du noir et du blanc qu’ils contiennent.
La couleur blanche symbolise la lumière en tant que telle. Le noir existe lui en contrepoint. Il s’agit d’établir un équilibre vivant entre ces deux pôles.
Il est impossible de représenter exactement toutes les nuances de l’éclairage des formes dans l’ordre naturel. L’éclairage par la lumière étant non représentable dans sa continuité naturelle, il s’agit alors de le rendre visible dans le tableau par la construction d’un ordre artificiel : l’échelle de densité entre les pôles blanc et noir. Cet ordre artificiel est de nature conceptuelle. La tonalité, ou clair-obscur, est conçue par Klee comme un moyen de représentation et prend ainsi place à côté de la ligne et de la couleur.
clair-obscur
Klee a développé sa réflexion sur l’ordre artificiel/naturel principalement sur base de la tonalité. On peut aussi l’appliquer à la ligne et à la couleur.
La représentation artificielle et conventionnelle des couleurs par le cercle chromatique établit des relations entre elles (les rapports de complémentarité entre les couleurs : rouge-vert ; bleu-orange ; jaune-violet) et crée ainsi un ordre artificiel. « …l’être mathématique du cercle répond parfaitement à nos efforts de mise en forme plastique » (PC, p. 477).
Klee (s’inspirant de Otto Runge) a élargi la représentation des couleurs du cercle à la sphère, réintégrant ainsi le blanc, le noir et le gris dans la représentation des couleurs Le blanc et le noir étant les pôles, le cercle chromatique l’équateur et le gris le centre de la sphère. Dans la nature les couleurs sont unies entre elles dans un continuum. On passe d’une couleur à l’autre par d’infinitésimales nuances. Comme dans le cas de l’ordre naturel de la lumière, il faut nécessairement appauvrir l’ordre naturel des couleurs pour permettre leur représentation graphique par le symbolisme relationnel du cercle ou de la sphère.
couleur
Quant à la ligne, elle est en soi abstraite car elle n’a pas d’équivalent dans la nature.
Goya écrivait : « Mais où donc trouvent-ils des lignes dans la nature ? Moi, je n’y vois que des corps éclairés et des corps qui ne le sont pas, des plans qui avancent et des plans qui reculent, des reliefs et des enfoncements. Mon œil n’aperçoit jamais ni linéaments ni détails » (Lionello Venturi, Peintres modernes, Albin Michel,1942, p.42).
Par sa nature purement graphique, la ligne relève d’un ordre artificiel. La ligne qui dans le dessin ou la peinture trace le contour de la forme n’existe effectivement pas dans la nature. Les corps à trois dimensions ne peuvent être représenté dans un espace à deux dimensions que par une ligne, nécessairement artificielle.
ligne
Cette distinction conceptuelle que fait Klee entre ordre naturel et artificiel est fondamentale pour comprendre la nature de l’art en général et de la peinture en particulier. Toute mise en forme plastique ne peut être réalisée que grâce à un ordre artificiel : il est impossible de représenter l’ordre naturel dans toutes ses nuances et ses détails que par son appauvrissement et une mise en forme qui permet sa représentation.
« Le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit aisément à l’abstraction… Plus pur est le travail graphique, c’est-à-dire plus d’importance est donnée aux assises formelles d’une représentation graphique, et plus s’amoindrit l’appareil propre à la représentation réaliste des apparences » (TAM, p. 34). Plus on autonomise et favorise les moyens conceptuels et l’ordre artificiel , plus l’abstraction émerge au détriment de la figuration.
Les œuvres picturales ne peuvent être que des artefacts.
Cette distinction entre ordre naturel/artificiel renvoie à la formule célèbre de Klee : « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible ».
Il y a l’interprétation classique (privilégiant le « il rend visible ») construite sur l’impossibilité de représenter visuellement ce qui n’est pas visible (1 : qui ne peut se voir, ex. les forces terrestres comme la pesanteur ;les forces » spiritualistes », fantastiques et magiques 2 : ce qui ne se voit pas car caché, intérieur). L’art doit alors dévoiler pour redonner une visibilité à ce qui ne peut être ou n’est pas visible. L’art révèle une autre réalité:il est création.
Klee , Funambule Klee , Croissance des plantes de nuit
Mais on peut ajouter une deuxième interprétation (privilégiant le « il ne reproduit pas le visible »), car on peut approcher la formule par une autre impossibilité : la réalité visible ne pouvant être représentable /reproductible, ce n’est que par l’utilisation d’un ordre artificiel que l’on peut rendre une visibilité à cette dernière.
Klee , Nocturne d’un port