Henri Michaux ou « Peindre par soi-même »    par Gérard Magnette

Quiconque s’intéresse à Henri Michaux, à son écriture féconde et à sa pensée acérée, ne peut laisser de côté son travail de peintre. De peintre autodidacte.C’est pourquoi toute personne venue à la peinture de façon identique, sans apprentissage ni initiation académique, par génération spontanée, peut puiser dans le regard d’Henri Michaux un encouragement des plus utiles pour s’engager et persévérer dans son propre travail. C’est dans cette perspective que nous approcherons ici les détours du travail graphique d’Henri Michaux. (1)

Ce passage à la peinture n’a pourtant pas été évident. En 1925, Michaux a 26 ans, il découvre Klee, Ernst, Chirico. Et il écrit à la troisième personne dans « Quelques renseignements sur cinquante-neuf année d’existence » (in « Michaux », Robert Bréchon,Gallimard,1959) :

« Extrême surprise, jusque-là, il haïssait la peinture et le fait même de peindre. »

Car il pensait que la réalité était « abominable » et qu’il était donc « insupportable » de la reproduire par la peinture.

Ses premiers travaux en dessin et peinture s’éveillent en 1925-27.

Ce n’est qu’en 1937 qu’il commencera sérieusement à dessiner « autrement que de loin ». Le désir souterrain a pris son temps pour surgir !

Dans son ouvrage « Emergences – Résurgences » (éditions Skira ,1972, désormais E-R), Henri Michaux se penche tout particulièrement sur son trajet de peintre, alors qu’il s’est toujours fait discret pour se raconter personnellement :

« Moi aussi, un jour, tard, adulte, il me vient une envie de dessiner, de participer au monde par des lignes. »

Dans le texte « Qui il est » (in « Peintures », Editions G.L.M., 1939, désormais P), il livre :                                             

« Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire ».

Ce faisant, il met en sommeil une partie de lui : l’« écrivante ». Cet accès à cette nouvelle activité créatrice est pour lui un nouveau système de connexion au monde :

« On change de gare de triage, quand on se met à peindre. » (…) Étrange émotion aussi quand on retrouve le monde par une autre fenêtre. Comme un enfant il faut apprendre à marcher. On ne sait rien. » (P)

C’est pourquoi il s’interroge tout naturellement sur ses capacités à tracer ses premières lignes :

 « Ce que je fais, est-ce simplement dessiner en pauvre, comme fait celui qui joue de la guitare avec un seul doigt ? » ; « Je n’ai pas été élevé dans le dessin, moi. Ce sont mes premières sorties. ( … )  J’ai à m’habituer à l’impudence du conducteur » ; « Echecs. Essais. Échecs. » ; « Difficultés. Enlisement. ». (E-R) (2)

Qui se jette d’emblée dans l’acte de peindre ou de dessiner – ou de toute autre activité artistique – connaît, à ses débuts, quelques sérieuses difficultés à s’y retrouver, et, comme égaré, ne sait quelle direction emprunter. En doutant, de surcroît, de ses capacités à poursuivre plus avant ce travail.

Dans cet effort pour orienter son activité balbutiante, l’autodidacte a souvent besoin du regard de l’autre pour se conforter et affermir sa nouvelle activité : le jugement d’autrui l’aide à décider de la poursuite ou non de son aventure en peinture. Cet appel est une tentation difficile à repousser lorsque l’on se sent quelque peu dérouté et qu’on éprouve des difficultés à juger seul de son travail.

Henri Michaux lui aussi s’est frotté à autrui :

« Autour de moi, les hochements de tête embarrassés de personnes me voulant du bien… je me fourvoyais…  (…)  ce qui correspondait à un besoin extrême qui me semblait à moi aussi naturel que le besoin d’eau et de pain et de dormir, ne correspondait à aucun besoin chez ceux qui étaient autour de moi.  (…)    Échecs. Pas absolus (un certain embryon… peut-être pour plus tard  (…) J’abandonne. » (E-R)

Étape clé dans l’apprentissage quand, face à l’indifférence ou la désapprobation d’autrui, l’autodidacte, découragé, abandonne et « endor[t] son désir ».

Le mieux alors est de faire une coupure et s’encourager en se tournant vers les travaux de peinture qui vous attirent. Examiner, comparer, saisir les techniques et les exécutions, s’abandonner dans l’œuvre de l’autre. Bref : s’imprégner de ce qui vous remue. De toute façon, à moins d’être un faussaire aguerri, on n’est jamais un copiste car on est incapable de calquer le travail de l’autre. On ne peut que se le réapproprier à sa manière, quoiqu’on veuille.

En voyageant en Orient, Henri Michaux accède à un art qui le fascine. Au Japon, où il découvre que les signes peuvent signifier : les idéogrammes. Mais c’est :

« …la peinture chinoise qui entre en moi en profondeur, me convertit…je suis acquis définitivement au monde des signes et des lignes. (…)

 La peinture, cette fois, sa cause était gagnée ». (E-R) (3)

Henri Michaux.Lithographie.

En se tournant vers le dehors, en découvrant un monde graphique chargé de signification, Henri Michaux a trouvé sa voie :

« Qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec des mots (…) mais avec des signes graphiques ? » 

(in Saisir, Fata Morgana,1979, désormais S).

Henri Michaux. Encre de Chine sur papier.

L’autodidacte, la plupart du temps, se projette d’emblée vers un résultat qu’il voudrait le plus immédiat possible. En rencontrant des obstacles qu’il ne peut surmonter, l’autodidacte découvrira rapidement les lacunes dans sa pratique.

Nous touchons là un point décisif…

L’autodidacte doit accepter de faire avec les seuls moyens qu’il possède : il doit les préciser, les maîtriser et les développer, les utiliser au mieux pour réaliser l’œuvre qu’il pressent être la sienne.

Il doit rechercher- inventer en expérimentant- les médiums qui renforcent son expression.

« Je lance l’eau à l’assaut des pigments » (E-R)

 Bref, il doit trouver le langage pictural favorisant au mieux son désir d’expression.

 « Petit à petit, des… œuvres – puisqu’on les appelle ainsi – sont sorties de moi (…) Certes, ce n’est pas en  » œuvre (!) «  que moi je me situe, plutôt en périodes, en périodes où, ayant plus ou moins trouvé une voie, viennent, s’écoulent naturellement, se forment sans que je m’en mêle, des figures, des «  apparitions  » …  (E-R, version inédite, Gallimard, 2004).

Henri Michaux. Sans titre,1981.

L’autodidacte doit développer une pratique personnelle, en pleine autonomie.

« Je ne veux apprendre que de moi, même si les sentiers ne sont pas visibles, pas tracés, ou n’en finissent pas, ou s’arrêtent soudain. Je ne veux donc plus rien  » reproduire  » de ce qui est déjà au monde. Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus «  mien  » … » (E-R)

 Il doit choisir le terrain de l’affrontement avec le papier ou la toile, apprendre que de ses erreurs, la solution lui est donnée. Prendre tous les risques : qu’a-t-il à perdre ? Souvent, c’est quand on sort de soi par un geste sans retenue, afin de sauver l’œuvre qu’on croit perdue, que l’on gagne… !

Il doit se réaliser pour faire œuvre nouvelle, découvrir son « œil intérieur » qui lui donnera l’envie de continuer. Il peut alors à nouveau se mesurer au regard d’autrui.

« … premier assentiment. Je vis ses yeux sur les signes s’animer, recevoir. Le parcours pouvait continuer. » (S).

Mais il ne faut pas oublier que l’autodidacte doit comprendre, pour construire son langage pictural personnel, le langage même de la peinture, ce qu’elle a de spécifique comme moyen d’expression.

« Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique.

Tout différent le tableau : immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté.

Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire, le tableau à nouveau, en entier. Dans un instant, tout est là.

Tout, mais rien n’est connu encore. C’est ici qu’il faut vraiment commencer à LIRE. ». (4)

(in Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki,1950) 

Il doit comprendre que le travail pictural n’est jamais une ligne droite entre une intention et un résultat, mais qu’il emprunte des détours.

À travers l’aventure picturale dans laquelle il s’est lancé, l’autodidacte a tout à gagner. Il peut certes renoncer après quelque temps, mais ce n’est pas grave, il aura de toute façon découvert quelque chose, appris à mieux connaître ses limites. Et il peut toujours rebondir …

« Épreuves, exorcismes » …  nous rappelait Michaux.

Et s’il réussit, le travail de création lui apportera un enrichissement personnel inestimable, une meilleure connaissance de lui-même, un moyen précieux de progresser.

« L’art est ce qui aide à tirer de l’inertie. Ce qui compte n’est pas le repoussement, ou le sentiment générateur, mais le tonus. C’est pour en arriver là qu’on se dirige, conscient ou inconscient, vers un état au maximum d’élan, qui est le maximum de densité, le maximum d’être, maximum d’actualisation, dont le reste n’est que le combustible – ou l’occasion. »    (E-R)

En présentant, avec lucidité et sincérité, son parcours pictural, en nous livrant tant ses difficultés que ses joies, Henri Michaux nous invite pleinement à l’aventure de peindre par soi-même.

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  • 1) Henri Michaux utilise le mot « peinture » car il a effectivement réalisé des peintures au sens propre, en utilisant principalement les techniques de l’encre, de la gouache et/ou de l’aquarelle, plus tard l’acrylique. Mais il emploie aussi les mots « dessiner », « ligne », « trait », « idéogramme » , renvoyant en ça à son travail de dessin strictement graphique (essentiellement à l’encre).
  • 2) Dans le travail artistique, on peut raisonnablement penser que les difficultés ne sont pas réservées au seul autodidacte. L’enseignement académique n’épargne pas le long chemin souvent nécessaire à l’artiste pour trouver sa voie. Ce qui est plutôt rassurant pour l’autodidacte !
  • 3) Si l’on veut approcher le sens qu’Henri Michaux prête lui-même à son travail, les textes Par des traits (Fata Morgana,1984) et (E-R) sont très éclairants.
  • 4) Faisons remarquer, à l’encontre de sa critique de l’aspect formaté et figé de l’écriture, que Michaux décrit son travail de peintre avec des mots. Si la peinture le libère indiscutablement, l’écriture n’en reste pas moins un moyen profitable pour exprimer cette émancipation. Même si le « dire » ne peut traduire complètement l’expérience intime de peindre, il reste cependant une heureuse tentative de la « montrer ». Chez Michaux, écriture et peinture sont inextricablement imbriquées : son attrait pour les signes graphiques est l’expression d’un signe alphabétique « déconditionné », « dégagé ».
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