Différentes interprétations* animent la réflexion autour du tableau de Goya (1746-1828) « Le chien », peint entre 1819 et 1823 dans l’ensemble des œuvres dites « œuvres noires ». Selon ce qu’on y voit, soit il s’enfonce dans
le sable (version officielle du Musée du Prado), soit au contraire il s’en dégage, soit il lutte contre un courant d’eau, soit il est caché derrière un monticule ou peut-être simplement « à l’arrêt ». La physionomie de la tête, seule partie visible de l’animal, dénote une grande tension qui empreint la scène d’une atmosphère énigmatique.
Le grand peintre espagnol Antonio Saura (1930-1998) a été fasciné dès son enfance par ce tableau et a réalisé sous son inspiration un ensemble d’œuvres des plus marquantes.
A. Saura, Portrait imaginaire de Goya,1985
A. Saura, Le chien de Goya,1984
Dans son article « Le chien de Goya » (Antonio Saura par lui-même, 5 continents éditions,2009), Saura confie qu’il s’est inspiré pour réaliser sa série d’ œuvres de l’extrême nudité du tableau de Goya:« il s’agit, comme dans le tableau de Goya, d’un espace opaque et dense, d’un miroir terreux et vertical qui n’est ni ciel ni désert, mais tous deux à la fois, où aucune ombre ne paraît possible, et où le brusque surgissement d’une vie s’est instantanément fossilisé […] c’est nous maintenant qui sommes observés ».
Et il ajoute « …de toute façon, la tête du chien qui pointe, et qui est notre portrait de solitude, n’est rien d’autre que Goya lui-même, observant quelque chose qui est en train de se passer ».
On a là un très bel exemple d’une œuvre d’art suscitant des approches et des interprétations variées. Ce n’était probablement pas l’intention de Goya de provoquer ces multiples lectures. Picturalement, le tableau est d’une extrème sobriété : un fond ocre, un monticule brun-noirâtre au premier plan, et surgissant entre les deux, une tête de chien. Et c’est tout, mais l’effet global, justement par ce dénuement de moyens, est des plus saisissant.
De cette concision dans le choix des moyens picturaux [ligne, clair-obscur, couleur] résulte toute l’expression du tableau, sa physionomie comme dirait Paul Klee. C’est par sa nature et sa construction proprement picturale que le tableau autorise une multiplicité de manières de le regarder. Mais aussi parce que l’explicitation de la scène n’y est pas donnée à voir. Goya ne nous livre pas d’indices visibles favorisant le déchiffrement.
En affirmant une unité entre le dénuement des moyens picturaux et celui des signes interprétatifs, Goya réalise une œuvre énigmatique dotée d’une grande présence. Paradoxalement parce qu’elle nous donne « rien à voir ».Elle montre et dissimule dans le même temps.Il s’agit d’une oeuvre d’une grande richesse picturale par sa réalité extérieure absolument dépouillée.
Par cette façon même de traiter son sujet, Goya a créé les conditions permettant de nourrir l’imaginaire du spectateur. Peu importe qu’il ait ou non réalisé celles-ci volontairement puisque de toute façon le résultat est identique : notre imagination est pleinement éveillée. Goya a peint les « œuvres noires » dans un état de grande faiblesse physique et mentale à l’époque de son refuge dans sa maison la Quinta del Sordo en 1819.Il avait ses raisons pour composer ainsi ce tableau, mais celles-ci restant voilées, elles ne peuvent fonder la manière de voir des spectateurs.
A chacun de ceux-ci de se donner en toute liberté leurs propres raisons pour justifier leur interprétation. Et fonder ainsi une compréhension du tableau qui les satisfasse, quelles qu’aient été les intentions de l’artiste.
Le Chien de Goya les y incite sans aucun doute. Mais c’est là le propre d’une grande œuvre d’art.
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*Lire à ce sujet : De la peinture à la photographie : étude autour de la figure du Chien de Goya, Corinne Cristini , revue Iberic@l , Numéro 4,2013