Si on voyage dans la Naples artistique du XVIIIe siècle, on ne peut passer outre la chapelle Sansevero et son Christ voilé, qui laisse les visiteurs déconcertés.
http://www.museosansevero.it/fr/la-chapelle-et-le-christ-voile/le-christ-voile
C’est que le regard saisit d’emblée – le corps du Christ clairement perçu dans ses détails – et le voile transparent qui le recouvre. Notre regard et notre esprit construisent en fait ce qui ne peut être vu : la transparence elle-même, ici suggérée au moyen d’une matière opaque, le marbre. La technique utilisée consiste à rapprocher la représentation du corps christique par un marbre lisse et la représentation du voile par des plis sculptés en relief. Ce sont ces plis qui guident notre œil. C’est notre imagination qui recouvre les parties lisses du corps d’un voile en fait inexistant mais suggéré par le voisinage des plis de l’étoffe resserrée. Un voile comme collé à la peau. Tout l’art de l’artiste est dans l’organisation souple des plis qui ne doivent jamais abandonner trop de surface corporelle, au risque de supprimer l’illusion de transparence créée par l’assemblage du plat et du relief.
Et c’est la rencontre entre la technique utilisée et notre imagination qui invente cette transparence, transparence qu’il est impossible de représenter en tant que telle puisqu’il s’agit d’une qualité de la matière. L’impression que donne un médium transparent c’est qu’il y a quelque chose derrière ce médium. Car il n’y a de transparence que dans la dimension de profondeur d’une image visuelle, ici la profondeur créée par le relief des plis. Dans le casde notre sculpture, l’impression de transparence est suggérée par l’effet des plis qui ne peuvent appartenir qu’à un textile, un voile. Et celui-ci ne peut être que transparent car « derrière » lui on découvre le corps du Christ. Ce voile existe mais de façon irréelle, comme s’il était présent. Et cette transparence imaginaire nous agrippe et emporte notre émotion.
Le voile laisse transparaître le corps du Christ, sa dimension humaine avec les stigmates de sa crucifixion. Il faut aussi que notre imaginaire saisisse ce qu’évoque ce corps opaque, comme s’il était lui-même transparent. Il nous faut rejoindre l’imaginaire de la religion chrétienne et le mythe de la résurrection, symbole de sa dimension divine. Et c’est bien cela que l’œuvre nous laisse à voir : en passant par ce bloc de marbre, ce voile, concentre toute la spiritualité chrétienne. Le voile mortuaire découvre la figure sereine du Christ annonçant une résurrection libératrice. De ce point de vue, cette transparence agirait à double sens. La lumière solaire traverse le voile transparent et permet au spectateur de voir le corps du Christ. La tradition chrétienne enseigne que le Christ est lumière, et c’est cette lumière qui traverserait en sens inverse ce voile transparent pour éclairer le spectateur.
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On peut approcher l’œuvre du Christ voilé par sa symbolique religieuse propre, mais aussi saisir qu’elle révèle la nature de l’œuvre d’art en général. Et ici, par l’usage technique et symbolique qu’elle fait ici d’une transparence irréelle. Cette sculpture, regardée d’un point de vue profane, pourrait signifier le double mouvement agissant dans la rencontre de l’œuvre et de son spectateur : si l’œuvre d’art agit sur nous, si elle s’impose, en retour c’est nous qui la créons en l’interprétant grâce à notre imaginaire. L’art est le lieu d’une rencontre active, d’une collaboration entre l’œuvre et le spectateur, d’une co-production en quelque sorte.
La transparence du voile deviendrait alors symbole de ce qu’il nous faut voir derrière les apparences de l’œuvre en saisissant les forces invisibles qui l’animent.Cette transparence met à nu.
On ne peut éviter de penser à la fameuse phrase de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Autrement dit l’art rend visible quelque chose d’insaisissable : une présence – des forces – qui ne peut ressembler à l’œuvre matériellement exposée sous nos yeux. Une présence tout à fait irreprésentable mais que l’artiste fait néanmoins surgir en nous la désignant ( i.e la force de gravité à travers le déplacement du funambule).
P.Klee . Le funambule.
Dans la continuité de l’iconographie christique, je citerai Antonio Saura (« ANTONIO SAURA par lui-même », 2008, 5 continents édition,p.67) : « la Crucifixion de Velasquez, contrairement à ce que pourrait laisser croire sa présence paisible, est expressive par l’intensité de sa concentration, le caractère extrême, catégorique, de son affirmation, et par la tension envahissante de la chair se découpant sur la nuit obscure. En réalité, par ce que l’image cache derrière les apparences. »
Velasquez.La crucifixtion.
L’art traverse les choses, il porte au-delà du réel en stimulant notre imaginaire.
L’art est une construction symbolique qui force à réfléchir par l’interprétation que nous pouvons en faire. L’œuvre d’art est une invitation à élargir les habituelles situations de notre monde, une invitation à imaginer d’autres mondes possibles.